Pendant tout le séjour, la vie du
camp eut le caractère routinier des entreprises bien rodées, où aucun incident,
aucune déficience ne viennent perturber le déroulement du programme.
Le cadre naturel de notre vie
était assez peu agréable. Seul des ornithologistes amoureux des créatures
ailées peuvent s'accommoder sans maugréer du bruit et de l'odeur d'une colonie
de cent mille manchots et des quelques dizaines de prédateurs qui vivent aux
dépens de la rookerie. Nous piétinions un sable chargé d'excréments. Pour ne
pas déranger la faune, nous prîmes quelques précautions et je crois que notre
présence ne causa aucune gêne aux oiseaux, la réciprocité n'étant pas vraie.
Certains prédateurs, les skuas,
devenaient même les hôtes de notre table. Délaissant les manchots, une
quarantaine de skuas venus d'un peu partout se chargeait de la consommation des
restes de nourriture. Après notre départ, le retour de ces rapaces à des nourritures
traditionnelles a dû être éprouvant pour les manchots.
Le site du camp manquait de
dégagements et l'espace hors d'atteinte des eaux était très réduit : environ
6.000 m2. Les deux rives, hautes de 120 mètres, écartées de 200,
nous encageaient. Chaque rive était couverte d'une végétation qui fixait le sol
détrempé. Même sur ces pentes raides existaient des zones marécageuses, l'on
entendait l'eau courir sous des voûtes d'herbe rase. Ces deux rives étant le
chemin d'accès obligatoire vers l'intérieur de l'île, chaque sortie débutait
par une pénible ascension. L'étroite vallée, plutôt la gorge, qui s'enfonçait
dans l'intérieur, était un cul de sac où l'on venait buter sur un ressaut de
grande hauteur que la rivière du Camp franchissait en une belle cascade.
Les torrents qui drainent l'île
sont riches en cascades de toutes hauteurs, fréquemment ils se jettent à la mer
du haut des falaises ; éclaboussée sous l'action du vent, l'eau retombe
rarement de haut en bas. Vue de la mer, l'île, noyée dans la brume, paraissait
couverte de végétation car seules les parties basses des vallées étaient
visibles. En réalité, au-dessus de 150 mètres d'altitude, la végétation
n'existait plus que sous la forme de quelques mousses. L'action du froid sur le
sol reste partout présente. Les phénomènes de solifluxion sont abondants et
très nets, l'action du gel sur les roches est responsable de gigantesques
pentes d'éboulis.
Nos activités, surtout
extérieures, étaient tributaires du temps. Pendant notre séjour, il ne fut
guère clément, confirmant la réputation de l'Archipel. En plus du vent fort,
propre à toutes les îles du Sud-Antarctique, la quasi-permanence de la pluie,
des plafonds bas ou des brouillards furent une gêne extrême pour certains
travaux, surtout celui de la cartographie. Il fallut toute la bonne volonté,
l'endurance physique, le savoir professionnel des cartographes de l'équipe pour
obtenir le portrait exact de l'île. Malgré tout, la partie Ouest conserve
quelques secrets sur sa topographie détaillée. Lors de leur randonnée, les
géographes connurent d'inconfortables nuits dans des abris sous roches, les
tentes ne résistant guère aux tourbillons des sommets.
Les naturalistes se trouvaient in situ pour faire leurs études car leurs incursions dans l'intérieur le
montrèrent parfaitement vide de toute vie animale notable, les animaux de toute
taille et de toute espèce se cantonnant sur les côtes.
Pour effectuer des mesures
représentatives, les météorologistes avaient disposé leurs appareils dans la
pente et sur la crête de la rive Sud : chaque observation exigeait un parcours
peu agréable, surtout par mauvais temps.
Trop fréquemment le mauvais temps
nous condamna à de longues journées de travail dans les baraques où le confort
relatif permettait de mettre au net les observations, de rédiger des notes ou
de faire de petits travaux de laboratoire.
Ces longues journées de pluie
étaient égayées par les repas qui traînaient alors un peu en longueur. La
discussion était gaie et animée.
Modestement et très efficacement,
radio, cuisinier, mécanicien accomplirent leur tâche.
Notre docteur, sans clientèle
sérieuse pendant tout le séjour, se consacra à la botanique, après avoir
rapidement installé une infirmerie bien équipée en matériel et médicaments.
Les jours passèrent très vite.
Nous commencions à nous créer des habitudes, l'île devenait chaque jour notre
bien et nous finissions par aimer ce paysage ingrat dont nous avions baptisé le
relief de toutes sortes de noms : toponymie inspirée souvent par un petit fait
de la vie quotidienne ou par nos sujets de discussion.
Le navire revint nous prendre le
3 février, au soir d'une des quelques rares journées de beau temps de notre
séjour. Le réembarquement se fit de nuit. A peine était-il terminé que la
tempête se levait. A notre départ, le lendemain matin, l'île était dissimulée
sous un manteau de brume. Rapidement le camp fut hors de vue. Nous avions
laissé les clefs sur les portes avec un avis rédigé en français et en anglais à
l'attention d'éventuels navigateurs, baleiniers, naufragés ou touristes. Nous
les invitions cordialement à user de nos vivres et de notre cave mais leur
demandions de prendre soin de notre matériel.
Le cirque aux mille couleurs |
L’île de l’Est, vue du site retenu pour
l’établissement permanent. Le pylône anémométrique |
En quittant la Possession, notre
intention était de faire une visite d'une journée à l'Ile aux Cochons, surtout
pour y faire une collecte de plantes et d'animaux. Pendant les six heures de
route nécessaires, la tempête s'était renforcée. L'Ile aux Cochons fut détectée
au radar, grâce auquel nous parvenions au mouillage. Le vent soufflait à 100
kms/heure de vitesse moyenne, avec de violents tourbillons dans le sillage de
l'île, visible par intermittence dans les déchirures du brouillard.
Côte de l'Ile de la Possession vue du /S Gallieni |
La tempête fit rage toute la
nuit. Le lendemain matin, le navire revenait vers le mouillage, mais tout
espoir de débarquer disparaissait à la vue de la forte houle brisant sur le
rivage. Après quelques heures d'attente, le temps ne s'était pas amélioré ;
roulant et tanguant violemment, le navire mettait le cap sur la
Nouvelle-Amsterdam. Notre dernière vision des Crozet fut les îlots des Apôtres.
Ces aiguilles de roche qui s'élèvent d'un seul jet à plusieurs centaines de
mètres au-dessus de la mer nous laissèrent une forte impression.
D.
Résultats obtenus par la Mission à I'lle de la Possession.
La totalité du programme fixé a
été réalisée. Un site a été retenu pour édifier l'établissement permanent et
les moyens nécessaires pourront être définis en connaissance de cause. Le choix
n'a pas été infirmé par les enseignements du séjour. L'emplacement le plus
favorable pour l'installation de la base permanente est sur le plateau situé au
Sud de la baie du Navire qui est le meilleur point de débarquement de
l'Archipel. La surface disponible permettra d'y placer des installations
relativement importantes.
La carte de l'île a été dressée malgré quelques absences
de détails dans la partie Ouest.
L'inventaire complet de la faune
et de la flore avec collecte d'échantillons et un début d'étude écologique ont
été effectués.
L'exploitation de la station
météorologique a permis de préciser un peu le climat d'un été et surtout de
confirmer l'importance des mesures effectuées aux Crozet pour la connaissance
météorologique de l'hémisphère Sud.
La présentation des résultats
détaillés fait l'objet d'études et de rapports des différents spécialistes.
* *
*
CONCLUSION
Esquisse de l'avenir des Crozet
Le financement de l'infrastructure
de l'Etablissement à vocation de station radio-météorologique ayant été accordé
par le FIDES, son édification débutera au cours de l'été austral 1962-1963.
La configuration et la nature du
terrain sur la rive Sud de la rivière du Camp ne permettant pas la création
d'une piste, il sera nécessaire en premier lieu d'y édifier un téléphérique
allant de la plage de débarquement au plateau. Ce sera un véritable cordon
ombilical dont les caractéristiques conditionneront le développement de la
base.
A l'activité météorologique
s'adjoindra plus ou moins vite celle de stations de géophysique dont
l'installation est demandée depuis plusieurs années par les instances
internationales.
Sur le plan économique, les
perspectives paraissent nulles. L'inventaire de la faune marine reste à faire,
mais nos modestes pêches ne permettent pas de supposer l'existence de fonds
poissonneux exploitables.
Sur le plan de la connaissance de
l'Archipel, il sera intéressant, tôt ou tard, de faire l'inventaire de la faune
marine et de celles des îles de l'Est et des Cochons. Bien que peu
spectaculaire pour le profane, la microfaune de l'Archipel est peut-être une
clé pour la connaissance de l'évolution géologique dans l'hémisphère Sud.
2 commentaires:
Merci Régis pour ces 3 articles qui m'ont passionnée.
J'ai aimé également voir la progression des sentiments de ces explorateurs au fil de leurs semaines pour cette ile si inhospitalière en 1962.
Grâce à eux, vous pouvez aujourdhui, vous aventuriers du 21e siècle, vivre une année inoubliable sur cette île que nous aimerions tous (re)découvrir!
Vous nous faites vivre cela par procuration.....c'est déjà ça.
Merci encore
Et si il y en a d'autres. .....nous sommes preneurs !
Oui, c'est tout à fait passionnant. Il y aura certainement d'autres articles. Et même s'il ne reste qu'un mois à présent, je pense que mon successeur sera à son tour intéressé par la poursuite de ces articles historiques.
Bonne soirée à vous.
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