Il se passe parfois des choses étranges sur la base,
notamment durant les repas. Concentrés sur nos assiettes - toujours délicieuses
- il nous arrive de sursauter sous l’effet de sons inattendus. Un manchot tente
d’entrer en communication avec nous. Pas de panique, il s’agit simplement de
Pierre qui manifeste sa joie.
Comment présenter Pierre ? Tentons une liste à la
Prévert : vétérinaire, pianiste, fan de Kaamelott (il doit connaitre tous
les épisodes par cœur), détenteur du record de gainage lors des jeux
australiques en juillet dernier : 30 minutes.
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Pierre en reporter, avec Adrien son prédécesseur © Anne Cillard
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Pierre avec un poussin de manchot © Anne Cillard
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A part tout ça, il est embauché
par l’Institut Paul Emile Victor (IPEV) pour étudier les manchots royaux, sous
l’égide du programme 137 piloté par le CNRS et plus précisément par Céline Le
Bohec, du Département Écologie, Physiologie et Éthologie de l’Institut
Pluridisciplinaire Hubert Curien à Strasbourg. Ce programme vise à savoir, au
travers de suivis à long terme, comment se portent les populations de manchots,
comprendre leurs écosystèmes, les mécanismes fondamentaux qui gouvernent ces
populations, leur évolution, et aussi les risques que cette espèce encoure pour
mettre en place, s’il est possible, des mesures de protection.
Arrivé en novembre 2019, Pierre partira en décembre
2020 pour rejoindre les îles Kerguelen. Il fait donc partie des rares et
heureux hivernants ayant la possibilité d’enchaîner une expérience sur deux districts
des TAAF. Il a eu 30 ans le 29 septembre : une belle étape de sa vie franchie
sur l’île de la Possession, et selon lui, « même s’il y a eu des moments très difficiles physiquement et
moralement, ça en vaut vraiment la peine, c’est une super année ! ».
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Pierre communique avec les manchots de son gâteau © Audrey
Marié
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Morgan, le pâtissier, s’est encore surpassé © Audrey Marié
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Son QG se situe en Baie du Marin, site de reproduction
de quelques 25 000 couples de manchots. Pierre y travaille assidûment,
part très tôt le matin, rentre tard le soir, pour mettre en œuvre différents
protocoles scientifiques dont deux principaux, nommés PULI et FIDH. PULI vient
de Pulli (« poussins » en latin - mais le terme a perdu un L au fil
des années !). FIDH signifie l’étude de la FIDélité au(x) site(s) et au(x)
partenaire(s) de reproduction et de l’Hétérogénéité de l’habitat ; la
structuration des colonies y est analysée, c’est-à-dire comment les oiseaux se
distribuent au sein de la colonie, en fonction de leur âge, leur expérience de
reproduction (succès ou échec), leurs anciens partenaires ou sites, leur site
de naissance, mais aussi leurs liens sociaux.
La PULI, en œuvre place depuis 1998, a lieu vers début
novembre. Cela consiste à capturer entre 300 et 450 jeunes manchots âgés
d’environ 10-11 mois, pour mesurer certaines caractéristiques physiques (poids,
dimension du bec, des ailerons, des tarses, etc.) et de les équiper d’un
transpondeur sous-cutané (petit puce électronique similaire à celles que l’on
pose sur les chats ou les chiens).
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Pierre effectuant la mesure de l’aileron du dernier "cochon" en date. Astuce que
connaissent tous les ornithos : la capuche sur la tête de l’oiseau l’apaise
car il ne perçoit plus les mouvements extérieurs © Raphaël Bacher
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Cette période est dense et nécessitera
beaucoup de bras (de "manipeurs") pour aider
Pierre et Arnaud, son successeur, les jeunes manchots pesant alors entre 7 et
18 kg, et chaque capture durant environ 10-15 mn. Faites le calcul !
L’objectif est de constituer un quota suffisant de
manchots "transpondés" pour FIDH,
qui existe depuis 2011. Celui-ci vise, entre autres, à construire le
« pedigree » des familles de manchots (le papa, la maman et le
poussin), et à observer s’ils reviennent les années suivantes sur leur site de
naissance ou leur(s) anciens site(s) de reproduction.
Véritable jeu des 7 familles de manchots, le procédé
est le suivant :
A partir de novembre, les couples se forment, s’accouplent
et la femelle pond un œuf. En attendant l’éclosion (54 jours), les parents se
relaient : l’un couve l’œuf pour le maintenir au chaud, pendant que l’autre
part en mer pour se nourrir. Ces voyages en mer peuvent être longs, environ 3
semaines. Pour trouver papa et maman manchot, Pierre va surveiller leur prise
de relais. La zone qu’il étudie comporte 3 passages, empruntés par les oiseaux circulant
de la mer à la zone terrestre où se regroupe la colonie - notamment les oiseaux
reproducteurs - et inversement. Ces passages, appelés Bretelle Sud, Manchoduc
et Autoroute (ça ne s’invente pas !), sont équipés de 6 antennes détectant
les entrées et sorties de manchots royaux équipés d’un transpondeur. Quand un
manchot, adulte et en âge de se reproduire, donc "transpondé" les années précédentes, sort de la colonie, il sonne. Pierre
le capture alors en plage pour le mesurer, faire des prélèvements de plumes et
sang, le marquer (avec de la teinture noire pour cheveux, sur son plastron
blanc). Il devient ainsi identifiable visuellement. Ce manchot est
familièrement appelé un "cochon" (en rapport avec le son émis par
l’alarme lors de son passage sur les antennes).
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Un manchot couvant son œuf © Anonyme
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| Le poussin est né © Anonyme |
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Manchot repartant en mer se nourrir © Jildaz
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Lors de son retour dans la colonie après son voyage en mer,
ce manchot repassera sur les antennes, cette fois l’alarme sonnera avec un cri
d’ours (car Pierre aura reprogrammé l’alarme). Il faudra alors le suivre à
distance à l’aide d’une paire de jumelles, pour identifier son partenaire, le
marquer à distance pendant la relève, afin de le capturer à son tour à sa
sortie de la zone, de le mesurer, lui faire des prélèvements et le "transponder" s’il ne l’est pas
déjà. Le couple sera alors identifié, comme le poussin plus tard dans la saison,
le but étant de suivre les membres de cette famille durant plusieurs années.
Décrit ainsi, le processus parait assez simple. Mais…
Tout d’abord, le pic de passages des manchots se produit
vers 4h, ce qui explique les départs matinaux en Baie du Marin. Puis imaginez
les difficultés pour suivre un manchot, certes marqué sur son plastron, mais
qui se mélange immédiatement à plusieurs dizaines de milliers d’autres manchots,
sans le perdre de vue… C’est quasi mission impossible ! C’est pourquoi ce
protocole nécessite généralement deux personnes, l’une qui ne lâche pas des
yeux le manchot et commente son déplacement dans une radio VHF, et l’autre qui écoute
les commentaires à la radio pour s’approcher et le capturer. Tout doit aller en
outre assez vite pour éviter le stress de l’animal. Et enfin, il faut souligner
que sur 110 adultes transpondés et marqués l’été dernier, seule une dizaine de
familles complètes a pu être suivie au cours de l’hiver, car tout n’est pas un
long fleuve tranquille au pays des manchots (à savoir que les poussins ont un taux
de survie entre l’œuf et l’envol d’environ 60%).
Petite anecdote : le plus vieux manchot "transpondé" est passé sur les
antennes le 7 septembre 2020. Il a été équipé le 2 décembre 1991, à l’âge
d’environ 1 an. Il aura donc… 30 ans cette année, lui aussi ! |
Aperçu des quelques 25 000 manchots de la Baie du Marin ©
Mariane Benoit
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Le meilleur souvenir de Pierre : voir son premier
manchot royal à l‘état sauvage. Le second ? « Mon premier "cochon". Une fois finie
cette première capture, mon collègue a envoyé sur la VHF la musique de
« We are the champions » (Queen) et j’étais très ému… ».
Le passé de Pierre comportait tous les ingrédients pour
l’amener à Crozet vivre cette aventure. Né à Viriat, petit village tranquille
dans l’Ain où il découvre la nature en pratiquant l’équitation, le vélo ou la
course à pied, il s’oriente vers des études vétérinaires après un IUT Biologie
(option analyses biologiques et biochimiques) à Lyon. Sans parler un traitre mot
d’italien, il réussit le concours de l’école vétérinaire de Parme (60 places
sur 400 candidats) ! Après différents stages - orthopédie vétérinaire en
Allemagne, fièvre afteuse en Grande-Bretagne - et un an d’Erasmus en Espagne, son
goût pour vivre à l’étranger s’affirme. Il devient urgentiste dans une clinique
vétérinaire de Martinique puis candidate aux TAAF. Il conclue : « l’ambiance à la clinique était
pesante, du fait du travail jour et nuit et des contacts avec des gens tristes
et stressés par la pathologie de leur animal. Ici, l’environnement de travail
est vraiment sympathique et les gens sont contents d’être là ». Et ici, il peut faire le
manchot quand il veut… | Léo, Anne, Flavia et Pierre sur le trajet de la cabane de Pointe Basse © Anne Cillard |
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4 commentaires:
Merci pour ce très bel article, qui met en évidence que recherche scientifique peut encore rimer avec humanité et humilité. Le travail de fourmi de mon homonyme Pierre et de ses collègues mérite le plus grand respect. Sentinelles humaines s'activant en marge d'un monde chaotique, mus par une passion peu commune, ils œuvrent inlassablement pour préserver une biodiversité sous pression. J'ignore si un jour leurs efforts seront réellement récompensés, tant l'humanité au sens large a développé une capacité à se nuire à elle-même et à autrui, mais l'essentiel est ailleurs. Grâce à eux, l'espoir est permis. Tout dans ce monde n'est pas vain !
Bravo à tous et bonne continuation. Et merci d'avoir eu l'idée saugrenue de programmer un bruiteur avec des cris d'ours et de cochon. C'est le genre de petite dose de folie apte à déclencher un sourire.
Pierre M.
Ha que de bons souvenirs, les ours, les cochons et autres BIM, PAN...
Je suis heureuse de voir que l'équipe 137 continue a recruter des passionnés farfelus. Bonne fin d'hivernage
Cathy 51
Après avoir suivi mon frangin (ledit Pierre) à distance pendant + d'1 an maintenant, ce - super! - article me permet de comprendre un peu + ce qu'il y fait.
Merci à la rédactrice, et courage à tous: profitez bien!
OreO
Merci pour l'article, c'est cool de voir Pierre en action et comprendre en fin ce qu'il fait réellement là-bas :)
Franchement, pas mal d'entre nous aimerons être là-bas pendant cette époque triste de covid où nos libertés sont parties se cacher...
Biz Pierrito !
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